La Belle Gang (2018)

Texte écrit à la suite des Rencontres Internationales du Festival Trans Amériques 2018.

Par où reprendre, ce groupe, cette percée dans l’ordre des relations humaines. Je repense souvent à cette soirée sur le Mont Royal, cette ascension d’un dimanche soir au soleil, bières en main, où l’on s’étale sur l’herbe des tam-tams qui grondent, des groupes qui jasent, et ma fatigue que je traine jusqu’à cette herbe où je m’allonge pour dormir, mais pas moyen, non car la belle gang parle et parle, et les conversations sont trop intéressantes pour décrocher, les entreprises mécènes qui irriguent nos métiers, le cynisme ou l’optimisme qu’on adopte dans cet état du monde, puis les paroles d’artistes dérivent vers des paroles plus intimes et plus légères, et Adèle qui dit qu’on devrait tous se toucher et faire l’amour, à mort le cadavre du catholicisme dans nos vies, et qui se jettent sur Arthur et Aime, puis sur moi et Joele par-dessus nous (il en reste des photos de cette manière enfantine de nous dire qu’on s’aime) et je pars pour pisser, et je reviens, la belle Maria me demande, et toi c’est quoi ta vie amoureuse, ou d’autres mots que j’ai oublié mais ce regard curieux et cette voix qui invite, et là ce que je ressens depuis l’après-midi, la frustration de ne pas m’être approchée d’Annik encore, ce groupe merveilleux, ces gens magnifiques, cette soirée sur l’herbe chaude qui surplombe les lumières de la ville, les ombres de la nuit qui commencent à troubler les formes et allumer les regards, là ici, j’ai tout dit, de ma vie sexuelle qui n’est pas, non je ne suis pas asexuelle, c’est juste qu’elle n’est pas partagée, de ma difficulté d’aimer, que je m’y suis refuser pendant plusieurs années, de mon malaise dans les scènes de dragues contemporaines, de mon désir difficile à naître et à sentir, de la pression des modèles affectifs dont on lutte à s’émanciper, j’ai tout déballé sur cette table accueillante prête à entendre, en retour Igor qui nous dit qu’il avait du mal avec les femmes qu’il désirait mais qui l’impressionnaient, puis la claque des trente ans qui lui rappelle que la mort arrive, et qu’il se tourne vers les hommes aussi, puis que vers les hommes tant le regard des femmes a changé sur lui. D’entendre Joele qui nous dit qu’il est homosexuel mais qu’il adore les femmes fortes et belles et inspirantes comme Maria et Aime et Annik et, qu’il les adore de son regard généreux de sa voix qui jouit. Et Maria qui nous parle de l’homme qu’elle aime et de l’autre femme qui a apparu dans sa vie. Et Lorette discrète sur l’amour mais là, attentive, et qui finit par déballer elle aussi, sur son arrière-grand-père dont elle vient d’apprendre qu’il a commis des actes monstrueux, qu’elle vient de là, de lui. Et la conversation qui dérive trop vite, je sens une porte trop vite refermée chez elle. Je vais la voir pour lui dire la seule chose que j’ai appris à la prison d’Arles, qu’il n’y a pas de monstres mais des hommes et des femmes qui font des actes monstrueux, qu’elle ne descend pas d’un monstre mais d’un homme, et sa tête qui se réfugie sur mon épaule inconnue et qui pleure, en abondance, qui pleure comme cette femme qui s’effondre sur la scène dans les bras de Gurshad dans un moment unique de théâtre, qui pleure comme moi je pleurerai sur l’épaule de Lorette dans quelques jours quand Annik quittera la dernière soirée du QG et moi, comme Nicolas qui est surmonté par ses larmes à la sortie de notre heure physique, comme Arthur qui part vite de ce dernier brunch avant de pleurer, mais non faut pas retenir ce chemin des larmes, de même qu’on rit avec les gens, faut pleurer avec les gens, que les larmes coulent coulent coulent à en faire trembler tout mon corps à en crier à en lever la tête au ciel pour y chercher une échappée introuvable. C’est ce que m’apprend Lorette ma camarade des larmes, et les autres gênés, surpris, éloignés dans un premier temps, qui reviennent pour la prendre dans leurs bras, la caresser, et elle dans ses pleurs, vous êtes trop mignons, je vous aime. Oui on s’est aimé cette soirée-là, et cette semaine-là, un amour de groupe auquel personne ne s’attendait, peu probable dans une vie, qui dépasse la beauté de chacun et englobe celle du groupe. Puis il fait faim et on redescend en ville, et Adèle, allemande, moi, français, qui parlons de la difficulté à assumer nos ancêtres dont on ne peut que rougir, notre fardeau à nous après la jeunesse des années 70 qui a rejeté en bloc ses ancêtres, après cette journée à entendre Albert Khosa et Nanie Aubin Malo qui nous parlent de leur fierté pour leurs ancêtres qui les accompagnent là au moment même où je vous parle. Adèle et sa force critique qui inspire qui secoue qui fait réfléchir qui ne la rend pas aigrie, loin de là, mais pleine de vie d’amour et de rires d’enfant. Quoi d’autre ? Ce karaoké avec cette gérante au québécois trempé qui agite sa clapette en plastique quand la note est belle, qui prend elle aussi le micro pour se faire plaisir, et ces artistes insoupçonnés du chant qu’on découvre pour la première fois, qui improvisent un spectacle puissant, programmation officieuse du FTA, Nicolas qui ouvre le bal pour nous faire découvrir la chanson québécoise avec Je suis un crotté, Annik avec quelque chose comme it’s raining men, puis les deux sur un Grease sorti tout droit du film, et Arthur, l’homme androgyne aux casquettes lacoste et à la dent en or façon JoeyStarr qui chante sensuellement Notre dame de Paris, et Joele qui nous souffle avec Why God Why et ses notes tenues si puissantes (recrudescence de clapette en plastique), et Philippe qui danse sur Britney, et Maria avec sa présence ancrée qui improvise un duo avec Aime sur Bonny and Clyde. Difficile de s’arracher à cette soirée si ce n’est tiré par la main d’Annik, femme mystérieuse, femme forte qui ébranle du rire au sexe à la colonne à la tête et qui finit par vous renverser le long de son corps pour observer sa beauté indomptable dont on aimerait tout connaître, à jamais inaccessible. C’est au bar avec Joele et Arthur et Marike qu’elle a donné à voir de son passé, elle à tout assumer, fils argent maison, qui ne recevait plus de je t’aime, un t’es belle pour se sentir enlacée. Et la rupture et sa vie de galères sur des canapés, et ce français fuck friend qui vire à l’obsession maladive, poids de plus sur ses épaules, à supporter son espionnage son harcèlement. Et moi qui pense qu’elle va me prendre pour un nouveau français fou, qui me censure de lui dire je t’aime, je veux te rejoindre, peu importe la distance le temps l’argent, mais toucher encore tes lèvres, embrasser ton sexe, me baigner dans ta voix ton humour ta chatte ta peau, ta source de vie qui te fait tenir droite et sûre et magnifique. LA BELLE GANG, quoi d’autre avant que ça disparaisse, ce dimanche matin neuf heure trente, j’arrive démoralisé  par les conversations de démobilisations autour du poppers et du gin tonic qu’on a eu la veille au QG, et ce spectacle terrible qui m’a révulsé, un de plus, mon absence d’envie d’en parler, et là le groupe qui s’en saisit, d’abord Cristina qui lance une question, pourquoi négliger à ce point le public, et le groupe de s’en emparer de ce spectacle, de sauver ce sentiment terrible de la veille en une compréhension fine, d’un spectacle qui ne veut pas donner, qui rejette l’impératif de transparence que demande notre culpabilité blanche aux autochtones à nouveau vampirisés, Igor de questionner notre jugement de légitimité que l’on soulève plus facilement pour une jeune femme autochtone qu’un vieil homme blanc, et cette conversation qui traverse la place des arts, du Geothe Institut à ce studio souterrain où nous n’arrivons pas à faire du yoga parce que la fièvre de parler est là, Arthur qui soulève la culpabilité occidentale, et la conversation qui se construit jusqu’à notre place d’artiste, dans la guerre israélo-palestinienne pour May, dans la France post-coloniale pour nous-autres, dans celle d’Haïti pour Jenny, dans le Québec et le Canada et ses conflits de langues et d’identités, dans l’Argentine d’Aime qui nous parle de Bourdieu et la dimension politique d’une œuvre quand elle traverse plusieurs champs sociaux, d’où son choix de vie dans la médiation pour redonner du sens à l’art, cette conversation qu’on a de la misère à arrêter après, en mangeant au Eva B, tous abasourdis par la qualité des paroles, de l’écoute, de l’intelligence collective qui s’en ai dégagé. Et moi et mon ascenseur émotionnel, de découragé à surpris à exalté par ce groupe qui se saisit de lui-même au-delà des déceptions et frustrations, what a day. Quoi d’autre. Cette heure physique, enfin, où l’on a tous donner une part physique de nous pour parler de notre expérience des rencontres, et Maria qui nous regarde, et qui se met à pleurer, pleurer du fond d’elle-même, en faisant le tour de nos regards comme personne n’a jamais pleuré pour nous, et de se frapper les cuisses, un cri, les pieds qui claquent au sol, et elle se reprend et nous perce de sa présence qui souffle qui cloue, sa présence que je rêve d’aller voir à Barcelone sur une scène ou bien à Paris si je lui propose si elle vient. Puis le groupe de se masser, de se reconnecter avec sa fatigue poussée au-delà du possible pour le plaisir de vivre toujours plus de ce groupe, et Annik que je masse et dont je me retient d’embrasser le cou les lèvres, et ces deux lignes où chacun face à face plonge et se laisse immerger dans le regard de l’autre, pendant plusieurs longues minutes, puis quand le chrono retentit, les couples sans aucune indication se prennent dans les bras plus longtemps qu’une accolade de politesse. Et Tommy qui danse clauclau mieux que personne à nous faire hurler de rire sur le goudron granulé du QG, qui prend sa dose de café et nous offre un one-man show réservé aux noceurs de la nuit car la seule scène du karaoké le terrifie, mais du café en poudre et du gin tonic et c’est parti pour ce show de rire, de danse, d’accent chti, de considérations en montagne russe, de rire qui résonnent encore un peu, pour combien de temps, dans ma tête, l’écriture c’est le temps redéployé, le temps dompté, le temps trop vite passé qu’on accroche en grattant le papier pour continuer ce qui est déjà perdu et pourtant non car là, sous mon crayon, dans ma mémoire, dans mon cœur, vraiment. Quoi d’autre, quoi d’autre, je suis bourré dans un bar à Rimouski devant deux pintes vides d’IPA que j’ai descendu dans cette ville trop terne et trop vide mais qui se réchauffe à la bière et à l’écriture, pour me rappeler cette joie pure suspendue au-dessus du temps, et je repense à cette piste de danse vide du QG où joue la musique que personne ne danse, sauf Annik et moi, bassins collés, têtes qui se cherchent, les lèvres qui se trouvent, par-delà la timidité et tout ce qui a pu me retenir depuis sept ou huit ans, et je veux que tout le monde me voit, moi, embrasser à nouveau, aimer à nouveau, oui je veux le faire ce bébé du FTA, en garde partagée à travers le monde, il aura la meilleure des familles, à vivre d’amour et d’art et de français bigarrés, ah et ces réunions de famille qu’on va faire ! LA BELLE GANG, quoi d’autre, cette danse bien sûr, celle de Joele, à la posture égyptienne et russe à la fois, oui oui, il suffit qu’il passe autour de toi pour te sentir hypnotisé et te voilà à danser, c’est un mage italien qui a le secret de la fête, on sait danser dans le sud, que ce soit May qui saute et saute et saute pour évacuer la léthargie de la journée, Maria qui se déhanche, Arthur qui ondule, Aime qui tourne et traverse la piste à courir partout, et moi d’enfiler le tutu bleu de la fête pour la relancer encore et encore jusqu’à l’essoufflement alors que la fête a depuis longtemps disparu, il faut qu’elle vibre dans les rues vides de Montréal, tant que vibre ce groupe introuvable, on ne peut pas s’arrêter, on ne vit qu’une fois on aime qu’une fois un groupe pour sa vitalité, la nuit ne s’arrêtera pas, et Aime qui m’apprend le tango sur la rue, au rat des voitures qui nous klaxonnent, et la tribu de repartir sur les trottoirs de la ville à parler fort à se dire ce que la marche nous permet d’échanger comme on le fera tellement de fois cette semaine, les rencontres se sont passés ici, sur les trottoirs traversés par cette meute qui sévit façon West Side Story que chantera Arthur, qui dérive comme cette première soirée où l’on descend la tour sinistre et élevée d’Evo pour aller à la recherche d’un restaurant qu’on ne trouvera pas, mais qu’importe, on marche, on se découvre, et on échoue à un Tex Mex improbable tous.tes dans cette ivresse du jet lag. Et parmi cette gang de grandes et belles gueules se logent les discrets, ceux dont la lumière jaillit après plusieurs sasses, Nicolas et ses larmes incontrôlables et sa tristesse prématurée, oui tu as senti ce qu’on a vécu et qu’on a perdu, un moment rare qui mérite bien des pleurs on pleure avec toi et ta gentillesse et ta générosité dont on a jamais rencontré les frontières. Et Antoine, et sa parole rare mais juste, dont on perçoit à travers les quelques mots l’ombre portée d’un grand auteur honnête et bon, et Jenny discrète elle aussi et généreuse et qu’on a envie d’embrasser et d’entendre sur ses créations à Haïti dont j’ignore tout ou presque, et Lorette et sa douceur son enthousiasme, et son exigence d’intelligence collective, de création horizontale et ouverte, et Cristina qui charrie avec elle le monde anglophone au Québec et sa délicatesse dans les discussions, comme celle de Marike qui reste en retrait mais qui nous offre souvent son sourire, parfois sa langue chantante, et sa pensée quand il s’agit de territoires d’espaces et d’interactions avec les gens, et Léo ce français exilé qui a une belle aversion pour la prétention du théâtre et qui lui préfère la danse et la performance qui se taisent et qui font tout simplement, Léo qu’on est sûr de retrouver armé d’un gin-to au QG, et Chrystelle et son pas de croisière dans les rues qui cache bien des questions et des troubles et une sensibilité avec laquelle il est agréable d’échanger, et Chloé que j’ai rencontré pendant ce long regard de quinze minutes, et sa réflexion en marche sur son métier de critique, et que j’ai découverte quand elle m’a accueilli par deux fois chez elle et Max, dans leur appartement du Mile End où j’ai été repêché au bord de la galère pour une soirée parmi ce couple heureux et généreux, j’aurai pu y rester une éternité pour la chaleur qu’ils m’ont apporté, je les aime pour ça, et Laurane, cette membre fière de la danse québécoise, toujours présente, toujours prompte à nous faire découvrir cette ville qu’elle aime, et sa tolérance si grande pour des œuvres qu’elle n’aime pas mais qu’elle écoute, quelle intelligence, et Morgane, et sa timidité à prendre la parole alors qu’elle le pouvait si bien avant, où est passée ta confiance, et son rire qui fait tsunami autour d’elle, surtout quand Tommy et May y abondent, alors là c’est un tonnerre de haha qui ne peut pas laisser indifférent le plus aigri des blasés, et Philippe, sa voix qui porte peu, qui a peur que sa timidité le rende hautain alors qu’on a tous vite senti qu’il a le cœur sur la main, et Igor qui n’est pas discret non, pourtant qui parle peu aux artistes mais qui n’en pense pas moins, et qui éclate de rire en synchro avec Tommy dans la classe à chatter sous la table. QUELLE BELLE GANG, oui, qui a atterri à Montréal prêt à aimer, à écouter le rythme de chacun, je l’aime cette gang pour ça et le courage qu’il m’a redonné. Crois-tu en quelque chose, moi oui, dans ce groupe, cette distorsion dans l’espace-temps où des gens ouverts à donner à recevoir se sont trouvés sur les pentes du monde. Kouam Tawa nous a dit qu’il faut qu’un arbre plonge ses racines loin dans le sol pour s’élever haut dans le ciel. Moi, mes racines déterrés et frêles et dont je ne sais quoi faire, je les saisis et les plonge dans cette gang pour, avec eux, grandir.

Guillaume Lambert, 26 juin 2018

 La belle gang, Chloé Gagné Dion (Québec), Cristina Cugliandro (Québec), Léo Loisel (Québec), Laurane Van Bretanghem (Québec), Guillaume Lambert (France), Antoine Côté Legault (Ontario), Lorette Moreau (Belgique), Marike Spint (Etats-Unis), Igor Cardellini (Suisse), Aime Pansera (Argentine), Adèle Dittrich Frydetzki (Allemagne), Arthur Eskenazi (France), Jenny Cadet (Haïti), Tommy Milliot (France), Annik Landry (Nouveau Brunswick), May Zarhy (Israël), Philippe Dandonneau (Québec), Maria Garcia Vera (Espagne), Nicolas Gendron (Québec), Morgane Lemée (Manitoba), Joele Anastasi (Italie).

Photo © María García Vera.