Paysage (2022)

Vidéo réalisée à l’invitation d’Artcena pour son dispositif « Territoires singuliers » dans le cadre du festival de Chalon dans la Rue – CNAREP, autour de la notion de paysage.

Texte de la vidéo :

Le 17 juin 2022, à Bordeaux, après cinq mois de voyage dans les îles australes, après deux ans de recherches et de répétitions, devait se tenir la première du spectacle l’île sans nom, une pièce de théâtre-paysage à propos de mon voyage dans le Grand Sud. Ce jour-là, le thermomètre est à 50° degrés au soleil, à 41 à l’ombre, et la préfète de Gironde décide d’interdire toute manifestation culturelle qui n’a pas lieu dans une salle climatisée. Moi qui avait tant prié pour ne pas avoir de pluie le jour de la première, c’est le soleil qui nous écrase ce jour-là. Encore une fois, le couperet des interdictions nous tombent sur la nuque. Encore une fois, nous nous retrouvons entre gens du spectacle, à danser et boire plutôt que jouer. Encore une fois, monte ce sentiment d’absurde et cette crise de sens sur ce métier.

Y a trois ans pourtant, c’était plutôt une révélation qui s’est joué pour moi dans un paysage. J’étais à Binic-Etables-Sur-Mer dans les Côtes d’Armor pour le Lyncéus Festival. On répétait un spectacle, Mes parents morts-vivants, avec Zelda Bourquin et Lucie Leclerc. Zelda répétait une scène où elle raconte une traversée de la Cathédrale de Reims dans laquelle son personnage a eu une révélation mystique et révolutionnaire. Elle plaçait les différents éléments de cette cathédrale dans le paysage qui nous accueillait. A ce moment-là, j’ai eu comme un choc esthétique, de sentir ce pré s’incarner en une cathédrale vivante, de sentir que le vent, le soleil, les oiseaux, tous ces vivants jouaient avec Zelda pour incarner la fiction qu’elle raconte. Ce jour-là, j’ai senti qu’il était possible d’être joué par le paysage et de jouer avec lui. Des mois plus tard, j’ai appris que les anciens de Binic appelait ce lieu la Cathédrale. C’est peut-être pour ça que ce pré a bien voulu jouer avec nous.

Après cette expérience, je suis parti cinq mois dans les îles australes. J’ai voulu comprendre ce que c’était de jouer avec le paysage. Pour moi c’était d’abord confronter mon écriture et mon jeu à des puissances cosmiques. Jouer avec le ciel, et regarder l’infini, littéralement. Remercier le soleil, notre grand éclairagiste, pour son plein feu. Crier un texte dans le couloir de lave d’un volcan. Sentir le vent gonfler mes poumons et mes histoires. Jouer avec une montagne. Si je quitte les monuments que sont nos théâtre de ville, c’est pour aller jouer avec d’autres monuments, le monument d’un chêne centenaire, le monument d’une réserve naturelle, le monument de l’océan. C’est pour jouer avec les vivants et les fantômes du paysage. Cette volée d’oiseaux qui accentue une sortie de scène. Les chauve-souris qui tournent autour de nos lumières dans la nuit. Les esprits d’un lieu qui hantent notre imaginaire. Les invisibles et les lointains qui pourtant agissent sur ce lieu.

Les paysages, eux aussi, ont le droit à la fiction. Avec l’île sans nom, je raconte les histoires d’un volcan du sud de l’océan indien. Je me suis appuyé sur les noms des lieux, les regards scientifiques, historiques et imaginaires pour forger des personnages-paysages qui racontent leur histoire. Et pour accueillir ces personnages, je cherche des paysages qui veulent bien jouer autre chose qu’eux même, qui veulent incarner le volcan. Un pré, un rivage, un parc, un fleuve. J’aime jouer avec les écarts entre le lieu réel et le lieu raconté. Je crois que ces frictions permettent d’éclairer la puissance volcanique des paysages. Ici, partout, ce n’est pas la paisible nature, mais la puissance des éléments qui peuvent nous prendre à tout moment. Comme ce jour de canicule où le volcan s’est réveillé et nous a empêché de jouer.

Alors voilà, le réchauffement, une préfète et le gouvernement nous ont ravi notre première. Mais devenir paysage, c’est peut-être ça aussi. Dégonder notre certitude de pouvoir jouer coûte que coûte. Se confronter à la montée du feu. Devenir friable et fragile. Tout comme le paysage que nous habitons, dont nous sommes une des expressions, à côté des oiseaux et de leurs chants qui s’étouffent. Sans chercher à disparaître pour autant. Allumer notre ampli et faire autant de bruit que les cris du loup. Sentir le dragon souffler son feu dans le ciel et le terrasser comme dans les contes. Trouver les histoires mythiques qui nous permettent de saisir notre époque catastrophique. Et construire des îles imaginaires avec les paysages et les gens pour tracer nos chemins de désir, un futur préférable.

A bientôt sur l’île sans nom.